Le combat de sa vie

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TRAN TO NGA La journaliste et militante franco-vietnamienne se bat pour faire reconnaître
la responsabilité de l’industrie agrochimique dans la production de l’« agent orange » ,
massivement utilisé pendant la guerre du Vietnam .

 Un élégant bandeau de laine retient ses cheveux gris . Tran To Nga a la voix douce et chaleureuse… et une volonté de fer : « J’irai jusqu’au bout , jusqu’au dernier soupir . » Le 7 mai s’est ouvert le procès en appel à Paris qui devra déterminer si la justice française est apte à instruire sa plainte contre quatorze entreprises de l’agrochimie (Bayer-Monsanto , Dow Chemical , etc .) pour avoir fourni l’armée américaine en « agent orange » , un herbicide utilisé comme arme chimique , pendant la guerre du Vietnam . En 2021 , elle avait été déboutée . Le tribunal d’Évry s’était déclaré incompétent à traiter sa demande .

L’ancienne résistante et journaliste franco-vietnamienne est déterminée à ne rien lâcher . Quelle que soit la décision du tribunal . S’il le faut , elle ira jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme . « L’espérance de la partie adverse est que je disparaisse rapidement » , estime-t-elle . Tran To Nga a 83 ans et affiche un sourire confiant . Elle souffre pourtant d’alpha-thalassémie (manque de globules rouges et d’hémoglobine) , d’un cancer , d’un diabète de type II et régulièrement de tuberculose . Elle a perdu sa première fille au bout de 17 mois . L’enfant est morte des suites d’une malformation cardiaque . Ses deux autres filles et ses petits-enfants sont également atteints de différentes maladies . Toutes sont la conséquence de son exposition à l’agent orange alors qu’elle n’avait que 24 ans , affirme-t-elle .

Le combat commence en 2014 quand elle porte plainte contre vingt-six géants de l’agrochimie . Tran To Nga réunit toutes les conditions pour pouvoir mener la procédure : elle est de nationalité française et a été directement touchée par le défoliant . Elle est épaulée par trois avocats à titre gracieux : Amélie Lefebvre , William Bourdon et Bertrand Repolt . Ces deux derniers continuent de porter l’affaire devant la justice . « Quand j’ai commencé , j’étais toute seule . Quand je demandais , personne ne savait dire ce qu’était l’agent orange » , se souvient-elle . On connaît le napalm . Pas l’agent orange . Il a pourtant été l’une des armes clés dans la guerre chimique contre les indépendantistes .

La mémoire de vies brisées

« Se battre contre l’agent orange, c’est aussi se battre contre les pesticides qui ravagent encore aujourd’hui l’environnement »

Entre 1961 et 1971 , l’armée américaine a déversé près de 80 millions de litres de ce défoliant sur les forêts vietnamiennes pour débusquer les combattants . Le produit doit son nom aux bandes oranges qui cerclaient les barils . Il contient de la dioxine , un polluant qui s’infiltre dans les sols et le corps . C’est un puissant perturbateur endocrinien , cancérigène et tératogène – qui provoque des malformations chez l’embryon . Ses effets se poursuivent sur des générations . Entre 2 ,1 et 4 ,1 millions de personnes ont été directement touchées , selon le rapport Stellman (2003) . Les victimes sont vietnamiennes mais également laotiennes , cambodgiennes ou encore américaines . En 1987 , d’anciens soldats de l’armée américaine ont obtenu une compensation de 180 millions de dollars de la part de sept entreprises agrochimiques impliquées dans la production de l’agent orange . L’affaire n’a pas été jugée devant les tribunaux .

« Le combat de Tran To Nga est historique ! » assure Alain Bonnet , porte-parole du comité de soutien à la militante , qui rassemble quatorze associations . « Elle est le seul espoir d’obtenir justice pour les victimes de l’agent orange . » Engagé dans ce combat depuis près de trente ans avec l’Association républicaine des anciens combattants , il a vu le tabou se lever . « Son charisme , sa présence , son courage nous aident ! » Le premier procès à Évry en 2021 a eu un fort écho médiatique . En 2023 , Tran To Nga a obtenu de la Belgique une résolution sur l’aide à apporter aux victimes de l’agent orange pendant la guerre du Vietnam . Une pièce de théâtre qui retrace sa vie – Nos corps empoisonnés – a été présentée par la metteuse en scène Marine Bachelot Nguyen .

C’est à l’occasion d’une représentation que Marvin Freyne a embrassé son combat . Ingénieur de recherche au Centre population & développement de l’université Paris-Cité , il a rejoint le collectif Vietnam-Dioxine . C’est un « hasard » , confie-t-il . Il a perdu son meilleur ami , mort d’une « leucémie foudroyante à une trentaine d’années » . Celui-ci était originaire du Vietnam du Sud . « Je ne saurai jamais si c’était lié ou non , pour moi c’est surtout un moyen de reprendre le flambeau » , explique-t-il . Il prépare un projet de recherche sur le sujet . Des drames individuels comme celui de son ami , il en a entendus beaucoup au sein du collectif . Des jeunes et des moins jeunes issus de la diaspora d’Asie du Sud-Est , un fils , une nièce , un cousin , une cousine , une tante fauchés trop tôt par les maladies . Tran To Nga connaît ces drames , elle aussi . « C’est une personne très accessible et généreuse » , décrit Marvin Freyne . Où qu’elle aille , elle prend le temps d’écouter et de recueillir la parole . Quand le jeune bénévole a été invité chez elle à déjeuner , il a trouvé un repas ainsi qu’un autel et de l’encens à la mémoire de son ami .

Inspiration pour la jeunesse

Tran To Nga fédère . Son combat résonne pour toute une génération sensible aux luttes environnementales . Elle peut compter sur le soutien de nombreuses personnalités publiques et autres organisations écologistes , de l’ambassade du Vietnam et de sa « jeune armée » , telle qu’elle l’appelle . « Quand je mourrai , le procès mourra avec moi » , sait-elle . Elle reste pourtant optimiste . « Toute la jeunesse et tous les gens qui aiment la justice continueront de se battre pour demander réparation pour les victimes de l’agent orange du Vietnam mais aussi toutes les victimes des produits chimiques qui tuent aujourd’hui , qui ravagent encore l’environnement . Se battre contre l’agent orange, c’est aussi se battre contre les pesticides . » Il en va de son « devoir humain » . Malgré les maladies et la fatigue , Tran To Nga répond toujours présente . Aux États-Unis pour rencontrer une homologue en lutte contre l’agent orange , au Vietnam pour soutenir les victimes de l’herbicide , en France pour mener le combat juridique… « Comme on dit au Vietnam , il faut vivre chaque jour comme son dernier jour et partir sans remords . »

Article de CAROLINE VINET dans La Réforme N° 4043, 16 mai 2024

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